Par Loup Besmond de Senneville (avec France Lebreton)
Des résultats loin de l’idée selon laquelle il faut rapidement « faire son deuil », poussé par un entourage qui presse parfois les endeuillés à « avancer » rapidement.
« Vous savez, je n’ai que trois ans de deuil. » Lorsque Caroline, 49 ans, évoque avec vous la perte de son mari, il y a trois ans, elle parle tout de suite du temps. Le temps de la perte, d’abord, de cet époux « parti en trois mois » d’une maladie neurologique rare.
Puis, celui qui survient après la mort. « La première année, dit doucement cette mère de quatre enfants, vous êtes dans la sidération. Il faut quelques mois pour que le cerveau réalise ce qui vous arrive et l’intègre. » Les douze premiers mois sont aussi ceux « des premières fois », poursuit Caroline : « La première fois que vous vous couchez seule, le premier vendredi soir, les premiers anniversaires sans lui… »
Au fil des mois, revient la reprise de la lecture de romans, le visionnage d’émissions à la télévision, un départ en week-end en dehors de Paris… : « Longtemps, tout cela m’a paru très futile, creux, vide. » Caroline décrit un cheminement très progressif. « Assez vite, j’ai pris conscience qu’il me fallait absolument vivre mon chagrin jusqu’au bout, parce que sans cela, aucune reconstruction ne me semblait possible. Je n’ai aucune envie de faire une dépression dans dix ans, lorsque les enfants partiront, en réalisant soudainement ce qui m’arrive. Ce temps n’est pas un temps perdu, c’est un temps nécessaire de lente transformation de soi. »
Une épreuve pas limitée dans le temps
Ce rapport au temps, beaucoup l’évoquent quand un deuil survient. Il apparaît même comme l’un des éléments saillants d’une enquête (1) menée par le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), dévoilée par La Croix, à l’occasion des premières assises du deuil organisées vendredi 12 avril au Sénat, à l’initiative de l’association Empreintes.
Ce sondage révèle que le deuil n’est pas majoritairement considéré comme limité dans le temps. 50 % des Français estiment même que l’on ne se remet pas d’un deuil, et la même proportion qu’il est impossible d’affirmer qu’un deuil a un début et une fin. Par ailleurs, après la mort d’un proche, 26 % disent avoir rencontré des faiblesses psychologiques pendant plus d’un an, 51 % des signes d’épuisement physique et même 20 % pendant plus d’un an.
La problématique du deuil est aussi relativement nouvelle dans l’espace public. « Peu de chercheurs étudient la question », relève le professeur Régis Aubry, qui coordonne la toute nouvelle plateforme de recherche sur la fin de vie. « Nous travaillons sur les obsèques depuis 2005, mais sur le deuil depuis seulement 2016 », explique aussi Pascale Hébel, du Credoc. Elle attribue cette prise de conscience de l’importance du deuil aux attentats de 2015 et 2016 : « Ça a été un choc émotionnel collectif très fort. »
Attendre que le deuil se fasse
Déléguée générale de l’association Empreintes, Marie Tournigand, qui accompagne des personnes depuis quinze ans, observe elle aussi que le regard de la société sur le deuil est en train de changer. Mais elle affirme également que reste bien ancrée l’idée selon laquelle il faut, comme l’indique l’expression populaire, « faire son deuil ». « On ne fait pas son deuil, mais on attend que cela soit fait. C’est un peu différent », explique-t-elle. Elle insiste en particulier sur le fait que l’entourage pousse souvent les endeuillés à « avancer » rapidement, sans tenir compte du temps nécessaire pour laisser la douleur s’exprimer.
Une analyse confirmée par Caroline : « La société pousse à en sortir rapidement. On m’a beaucoup dit : “Il faut que tu sortes de chez toi, que tu te divertisses”. Cela reviendrait certes à oublier un instant ce qui m’est arrivé. Mais ce n’est pas comme ça que je me reconstruirai. »
« Dans nos sociétés de plus en plus performantes, la place laissée au chagrin est très faible, reprend Marie Tournigand, dont l’association accompagne environ 3 000 personnes par an. La tolérance à la vulnérabilité et à la fragilité est bien moindre aujourd’hui qu’il y a quelques années. »
Une prise en charge à structurer
Cette prise de conscience est aussi en cours dans le monde du travail. La Française des jeux est l’une des premières grandes entreprises françaises à avoir organisé la prise en charge du deuil au sein même de l’entreprise. Une pratique née il y a dix ans, après la mort accidentelle de l’un des cadres de la FDJ. « Ses collègues étaient tellement traumatisés qu’ils n’osaient même plus passer devant son bureau », se souvient le directeur des ressources humaines, Pierre-Marie Argouarc’h.
Depuis, il a mis en place un parcours proposé aux salariés en cas de mort d’un collègue : octroi de congés pour se rendre aux obsèques, organisation systématique d’un groupe de parole avec un psychologue et entretiens individuels avec les collaborateurs les plus touchés. « Pour moi, il est aussi normal d’organiser une prise en compte du deuil en entreprise que de me soucier de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle ou de mettre en place des crèches pour les jeunes parents », explique le DRH.
Un deuil sans fin ?
Si le deuil doit s’inscrire dans le temps, peut-il être « sans fin » ? Non, répond clairement Alain Sauteraud. Spécialiste de la psychologie du deuil, ce psychiatre de Bordeaux attire l’attention sur « une période à haut risque qui dure environ six mois ». « Le deuil signifie ”douleur”, mais on ne souffre pas toute sa vie », poursuit-il, en différenciant bien cette période et l’attachement à l’être disparu. « L’attachement est une empreinte éternelle qui peut se traduire par un sentiment de tristesse, mais ce n’est pas une douleur », analyse-t-il.
Il définit le deuil comme « un processus normal de cicatrisation naturelle ». « Les vagues émotionnelles se résolvent généralement dans les six mois qui suivent le décès. Au bout d’un an, au premier anniversaire de décès, il faut regarder les choses de très près : si la personne n’est pas bien du tout, qu’elle a des angoisses, des insomnies, un mode de vie difficile, il faut se poser des questions. Il peut s’agir d’un deuil pathologique, avec une intensité plus ou moins forte. »
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Une journée de réflexion au Sénat
L’association Empreintes organise, vendredi 12 avril, les premières assises du deuil, sous l’égide des ministères de la santé, de la justice et de l’éducation nationale, et avec le soutien de la Chambre syndicale nationale de l’art funéraire.
Cette journée sera notamment consacrée à la manière dont le deuil peut être accompagné par les professionnels, en particulier à l’école, à l’hôpital, en entreprise ou par des associations.
L’association Empreintes réclame la mise en place d’une politique publique interministérielle de prévention des risques sanitaires, sociaux et économiques liés au deuil.
(1) Enquête menée sur une population de 3 377 personnes âgées de 18 ans et plus, constituant un échantillon représentatif de la population française, par Internet, en mars 2019.