« Le corps des femmes ne leur appartient décidément pas, et encore moins leurs seins »


Par Joséphine de Rubercy

La semaine dernière, sur une plage des Pyrénées Orientales, des femmes bronzant seins nus ont été obligées, sur ordre de deux gendarmes, de renfiler le haut. Mais pourquoi les seins des femmes dérangent autant notre société ? Camille Froidevaux-Metterie, philosophe féministe et autrice, nous raconte cet organe tabou.

En 2020, les seins, ça importune (encore). Ça émoustille et ça fait débat. Les seins, on veut les voir, mais point trop n’en faut (et surtout cachez les tétons). Les seins, on en parle, mais on est un peu gêné quand même. Les seins, on les complexe, on les aime, on les réprouve, on les cache, on les chérit, on les censure, on les fantasme. Les seins, tout le monde a un avis dessus, alors que tout le monde n’en a pas.

La semaine dernière par exemple, des femmes qui bronzaient seins nus sur une plage de Sainte-Marie-la-Mer dans les Pyrénées Orientales ont été sommées par des gendarmes de se rhabiller. Quelques jours auparavant, Anaëlle Guimbi, candidate au titre de miss Guadeloupe, a annoncé sur les réseaux sociaux s’être faite évincer du concours pour avoir posé seins nus pour une campagne de lutte contre le cancer du sein. En plus d’être soumis à de nombreuses injonctions, les seins sont encore tabous dans notre société. Mais pourquoi dérangent-ils autant ? Et pourquoi veut-on à ce point les contrôler ? Les réponses de Camille Froidevaux-Metterie, philosophe féministe, professeure de sciences politiques et chargée de mission égalité et diversité à l’université de Reims. Elle fait paraître au mois de mars un livre intitulé « Seins. En quête d’une libération« , aux éditions Anamosa. Dans cette enquête, Camille Froidevaux-Metterie s’intéresse aux rapports qu’entretiennent les femmes avec leurs seins. En livrant l’expérience de quarante femmes, elle dévoile les mille et une facettes de cet organe parfois (souvent) incompris.

FRANCE INTER :  Alors que le topless n’est pas interdit par la loi, comment expliquez-vous l’épisode de Sainte-Marie-la-Mer ? 

CAMILLE FROIDEVAUX-METTERIE : « Ça montre quelque chose que l’on sait, mais que l’on oublie parfois, et que ce type d’événement permet de rappeler : le corps des femmes ne leur appartient décidément pas, et encore moins leurs seins. La conception qui domine depuis à peu près toujours c’est que le corps des femmes, par sa fonction procréatrice, est un corps instrumental qui est destiné aux autres, c’est un corps à disposition des autres. Et les seins davantage encore, car par leurs deux fonctions à la fois sexuelle et maternelle sont destinés aux enfants qu’ils nourrissent et ensuite aux hommes qu’ils excitent. Ce type d’événement est une illustration assez frappante de cela. »

Les miss défilent en bikinis sur un podium, et ça ne choque pas grand monde, mais une candidate se fait virer pour avoir montrer ses seins lors d’une campagne sur le cancer du sein, ça interroge…

« Cette impossibilité de montrer les seins des femmes, et plus spécialement les tétons, renvoie aux deux fonctions que je viens d’évoquer : allaitement et excitation sexuelle. Même si c’est complètement erroné d’imaginer que lorsqu’on voit par exemple des tétons sous un t-shirt, c’est un signe d’excitation sexuelle. Ce que cet incident montre encore une fois, c’est que les femmes n’ont pas cette liberté de pouvoir faire ce qu’elles veulent de leur corps. »

« Les seins sont comme une sorte de condensé de leur condition objectivée, ils régissent toutes les injonctions qui pèsent sur les femmes. »

Notre société sexualise énormément le corps des femmes, mais surtout les seins : comment ça se fait ? En quoi cela les rend-ils tabous ?

« Il existe une sorte de paradoxe : d’un côté on attend des femmes que leurs seins soient suffisamment visibles, car les seins sont considérés notamment par les hommes comme un organe jouant un rôle dans la vie sexuelle, ils sont censés être là pour attirer le regard, pour exciter, donc leurs seins doivent notamment être suffisamment gros, c’est ce qui explique la vogue du soutien-gorge coqué et rembourré, utilisé par les femmes pour que leurs seins souscrivent à l’idéal du sein en forme de demi pomme. Mais d’un autre côté, les seins ne doivent pas être trop montrés, c’est-à-dire que ce que l’on peut en révéler doit s’arrêter aux aréoles et aux tétons, qui sont vraiment le lieu par excellence de tous les symboles sexuels et maternels ».

En plus d’être sexualisés, les seins subissent de nombreuses injonctions encore aujourd’hui… Pas trop gros, pas trop petits, qui ne tombent pas, etc, comment ça se fait ?

« C’est quelque chose qui m’a frappée lorsque je discutais avec des adolescentes, j’ai pu constater qu’elles étaient très précocement complexées par leur poitrine et qu’elles passaient leur temps à les comparer, à les évaluer, et qu’elles avaient beaucoup de mal à les vivre tels qu’ils apparaissaient et à les accepter tels qu’ils étaient. Ça vient de toutes ces normes et de toutes ces injonctions qui concernent en fait tout le corps des femmes : il n’y a pas 1 cm² qui échappe à une injonction spécifique. Mais pour les seins c’est encore plus intense, pour les adolescentes notamment puisque les seins figurent pour elles l’entrée dans leur condition sexuelle. C’est le moment aussi où elles découvrent leur condition objectivée, c’est-à-dire qu’elles découvrent que leur seins envoient un signal qui serait celui d’une sorte de disponibilité sexuelle et qu’elles doivent assumer, à un âge souvent un peu compliqué pour ça.

« On ne le sait pas mais les seins des femmes sont éminemment pluriels, divers, alors que dans les représentations communes, il y a une seule forme de seins qui s’impose »

Ensuite, ce qui entretient la norme esthétique dominante de la demi-pomme, c’est-à-dire du sein suffisamment gros, suffisamment rond et suffisamment ferme, c’est le fait qu’on ne voit pas les vrais seins des femmes. Dans l’espace public, dans les publicités, dans les séries, dans les films, on voit des seins soit dans des soutiens-gorge, soit des seins qui correspondent à l’idéal de la demi-pomme. J’ai pris en photo des femmes pendant mon enquête (« Seins. En quête d’une libération » aux éditions Ananmoza, mars 2020) et j’ai réalisé qu’il y a non seulement une infinité de formes de seins, mais il y a aussi une infinité de formes d’aréoles, de tétons, de couleurs… On ne le sait pas mais les seins des femmes sont éminemment pluriels, divers, alors que dans les représentations communes, il y a une seule forme de seins qui s’impose. Cela aboutit, pour les femmes qui n’ont pas les seins adéquats, à développer des complexes et à penser que leurs seins ne sont pas beaux parce qu’ils ne souscrivent pas à cet idéal. Je trouve que c’est absolument ravageur… La grande majorité des femmes ne sont pas satisfaites de leurs seins. C’est une autre conclusion de mon enquête : sur les quarante femmes que j’ai rencontrées, il y en avait seulement deux qui m’ont dit n’avoir jamais eu de problème avec leurs seins. C’est vraiment dommageable. »

Sur les réseaux sociaux, à la télévision ou dans “la vraie vie”, pourquoi les tétons des femmes dérangent toujours autant, mais pas ceux des hommes ? 

« Les tétons jouent un rôle dans la vie des femmes et aussi dans la vie des hommes. C’est de là que sort le lait lors de l’allaitement, et c’est également les tétons qui, en étant titillés, peuvent procurer du plaisir et même parfois des orgasmes aux femmes. Les tétons sont dans un écartèlement entre ces deux fonctions qui sont un peu antinomiques : la mère d’un côté et l’amante de l’autre. Ces deux fonctions sont par ailleurs très intimes. Or, dans notre société on a décrété que ce qui était intime devait rester privé, et que les femmes elles aussi d’une certaine façon devaient rester des individus d’abord privés avant d’être des individus sociaux. Je crois que la volonté de certaines femmes de ne plus porter de soutien-gorge est beaucoup moins anecdotique qu’on ne le croit. C’est quelque chose qui permet de redire et de relancer ce combat féministe des années 70 qui consistait à réclamer pour les femmes qu’elles puissent se réapproprier leur propre corps. Depuis le début des années 2010 on observe beaucoup d’initiatives autour des thématiques génitales (le clitoris, les règles, etc). Mais ce qui m’a frappé, et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai eu envie de faire ce livre, c’est que les seins ont été un peu oubliés dans cette dynamique de réappropriation de leur corps des jeunes féministes. Ça étonne, car s’il y a un endroit du corps des femmes où se nouent toutes les problématiques féministes je crois que c’est bien les seins. »

« Les tétons sont dans un écartèlement entre ces deux fonctions qui sont un peu antinomiques : la mère d’un côté et l’amante de l’autre »

En quoi le mouvement « no bra » pourrait aider à désacraliser cette partie du corps de femmes ? 

« C’est le confinement qui a permis en quelque sorte de relancer la dynamique « no bra« , parce que les femme se sont trouvées de façon complètement inédite débarrassées des regards extérieurs puisqu’elles ne pouvaient plus sortir dans l’espace public. Elles ont pu développer des rapports à leur propre corps un peu plus libérés, affranchis de leur routine, elles ont pu faire le choix de ne plus se maquiller, de ne plus porter de talons ou de soutien-gorge. On a observé que ce mouvement était particulièrement marqué chez les plus jeunes, les 18-25 ans. Ce n’est pas un hasard : c’est cette même génération qui est engagée dans cette dynamique de réappropriation du corps, et je crois que ne plus vouloir porter de soutien-gorge, même si ça peut être simplement une recherche de confort, ça dit quelque chose d’important sur cette volonté des femmes que leurs seins ne soient plus l’objet d »injonctions, qu’ils ne soient plus soumis au formatage des soutiens-gorge notamment coqués et rembourrés, et que les femmes puissent les vivre comme ils sont. Ça s’inscrit je crois dans une aspiration un peu plus large des femmes de vouloir se débarrasser de toutes les injonctions et de pouvoir vivre leur corps entier librement. »

Les seins sont tabous, mais parallèlement, ils sont souvent utilisés dans les domaines de la publicité et le marketing, comment expliquez-vous ce paradoxe ? 

« On voit surtout des corps de femmes soit en tenue très moulante, soit en bikini… et c’est à mon avis très symptomatique de la condition objectivée du corps des femmes. Un corps objet, ça permet de vendre d’autres objets, on est dans le registre des choses que l’on, possède, donc associer par exemple une voiture à un corps de femme dénudé, c’est susciter dans l’esprit de certains hommes qui regardent ces publicités cette idée qu’en possédant cette voiture ils peuvent posséder la femme en même temps. C’est un mécanisme psychologique qui tente à assimiler le corps des femmes à ces objets désirables et donc à nourrir le fantasme masculin de la possession du corps des femmes comme on posséderait une voiture. »

Est ce qu’on peut donc dire que les corps et les seins des femmes plus particulièrement ne leur appartiennent pas ? 

« On peut absolument dire que les seins des femmes ne leur appartiennent vraiment pas. Je crois même que c’est la partie du corps qui leur appartient le moins, et l’épisode de la plage de Sainte-Marie-la-Mer le montre bien. Il y a une disposition physique peut-être qui joue dans ce sens, c’est-à-dire que les seins des femmes sont à l’avant de leur corps, on peut considérer qu’ils sont en quelque sorte posés sur leur corps et qu’on peut facilement les dissocier. Le mécanisme d’isolation des parties du corps des femmes est très puissant. Parmi les différents morceaux du corps, les seins sont vus comme un morceau de choix. Donc oui, les seins des ne leur appartiennent pas. Mais quand elles décident de les montrer en ne mettant plus de soutien-gorge, à la plage, etc, c’est une contre-proposition ! C’est l’affirmation qu’elles peuvent faire ce qu’elles veulent de leur corps, de leurs seins. C’est donc une réappropriation des seins mais aussi du corps dans son entièreté. »

On peut absolument dire que les seins des femmes ne leur appartiennent vraiment pas. Je crois même que c’est la partie du corps qui leur appartient le moins, et l’épisode de la plage de Sainte-Marie-la-Mer le montre bien »

Et vous est-ce que vous avez de l’espoir face à cette réappropriation du corps des femmes ? Est-ce qu’on est en train d’y arriver ou pas ?

« Y arriver ? Non je ne crois pas… les mécanismes qui entretiennent cette condition objectivée sont très puissants, ce sont des mécanismes à la fois patriarcaux hérités du passé, de cette conception très fonctionnaliste du corps des femmes, mais ils sont aussi puissamment nourris par des logiques commerciales. Il y a tout un tas de gens qui ont intérêt à ce que le corps des femmes demeure un objet que l’on peut façonner parce que ça leur permet de vendre tous les objets qui permettent justement ce façonnage de leurs corps. Mais en dépit de la puissance de ces injonctions patriarcalo-commerciales, je suis assez confiante en réalité car ce que j’observe de cette nouvelle génération féministe qui a investi de façon très intense les questions corporelles, c’est qu’il y a quelque chose qui a été lancé. J’ai un peu du mal à imaginer qu’on puisse revenir en arrière… Il y a une sorte d’accomplissement du projet féministe. Le rôle que joue le corps des femmes dans leur existence et dans les relations entre les femmes et les hommes, en dépit de tous les droits et de toutes les avancées sociales, est resté le lieu de la domination masculine, plus exactement le lieu d’une prise masculine sur les corps. C’est ça aujourd’hui qu’il s’agit de refuser, de déconstruire… et j’ai quand même le sentiment que cette dynamique est bien enclenchée, en tout cas je l’espère. »

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