La tyrannie du bonheur


Par Jacques Munier

Le bonheur, on le cultive, on le théorise, on en fait un business, des livres, des cours… Il est même le nouveau carburant de la productivité.

On peut opposer à l’idéologie individualiste du développement personnel et à l’industrie du bonheur sur mesure la philosophie et l’éthique du « care » – soit la « sollicitude » et le souci de l’autre.

Eva Illouz publie avec Edgar Cabanas Happycratie aux éditions Premier Parallèle, ou comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies. C’est la première critique sociologique d’envergure de ce qu’on regroupe sous l’expression « développement personnel ». Le livre – prévient-elle – « n’est pas contre le bonheur mais contre sa vision réductionniste, fort utile à l’individualisme, prêchée par la psychologie positive ». La sociologue, spécialiste de la marchandisation des émotions, en parle dans les pages Débats de L’Obs. « Dans cette pensée – je cite – le malheur et la pauvreté deviennent une question d’échec psychique, et le bonheur ou la réussite une disposition intérieure du moi ». Eva Illouz souligne « l’affinité profonde entre le néolibéralisme et la psychologie positive », ce courant né aux Etats-Unis, qui met l’accent sur l’individu et exploite la notion de « responsabilité ». En oblitérant les facteurs sociaux et en faisant peser sur l’individu l’entière responsabilité de sa situation. Pas étonnant que dès ses débuts, à la fin des années 90, la psychologie positive ait drainé des fonds importants pour s’institutionnaliser, notamment au sein de l’université. De grandes multinationales comme Coca-Cola, par exemple, y ont vu l’occasion de développer « des méthodes pour augmenter la productivité et l’implication des salariés dans la culture d’entreprise ». Et l’armée américaine a investi 145 millions de dollars pour un programme destiné à entraîner les militaires à combattre le stress post-traumatique et améliorer le moral des troupes. Mais – relève la sociologue –

rendre une psyché résiliente, si cela marche trop bien, c’est le genre de ressource qui vous rend imperméable à votre propre souffrance et à celle que vous infligez aux autres.

Outre qu’elles constituent un instrument de domination sophistiqué, puisque intériorisé, la psychologie positive et l’idéologie du développement personnel évacuent « la dimension tragique propre à toute vie humaine ». Or la souffrance est souvent à l’origine d’une prise de conscience collective, comme dans le mouvement ouvrier ou les luttes des femmes, et toutes les formes d’émancipation. Eva Illouz rappelle que « l’écrivaine féministe Betty Friedan avait dénoncé dans La Femme mystifiée les psychologues qui accusaient de névroses les femmes souffrant de leur condition ».

L’éthique du « care »

On peut opposer à l’idéologie individualiste du développement personnel et à l’industrie du bonheur la philosophie et l’éthique du « care », un concept souvent traduit par « sollicitude ». Cet autre courant de pensée nous vient également des Etats-Unis, mais il table au contraire sur la solidarité et le souci de l’autre. Il s’est développé dans le sillage du féminisme, après la phase de conquête des droits et de l’égalité, pour renverser la perspective qui continuait d’assigner les femmes aux tâches domestiques en politisant la sphère privée et en montrant que la question du genre imprègne la morale, de manière à développer une éthique de la bienveillance et à valoriser notamment les métiers du soin et de l’assistance. Comme le rappelle Pascale Molinier, l’une de celles, avec Sandra Laugier, qui a introduit en France la notion de care, avec le vieillissement d’une partie de la population et l’accroissement du nombre de vies marquées par de sérieux handicaps, la carence ou l’insuffisance des formes de prises en charge au sein des familles du fait de la présence accrue des femmes sur le marché du travail, la valeur sociale et « le coût personnel de l’abnégation envers les proches » augmente. Dans son dernier livre, Lecare monde, publié à ENS Éditions, elle souligne qu’un pays comme l’Uruguay a inscrit dans sa constitution le care parmi les besoins primordiaux des citoyens au même titre que la santé ou l’éducation. Une relation d’attention à autrui s’affirme entre souci de soi et souci des autres face au modèle politique diamétralement opposé des « premiers de cordée », qui dévisse les souffrances des jeunes, des pauvres, des migrants. Une nouvelle vision du monde s’en dégage, qui englobe écologie et condition animale, car la notion de vulnérabilité peut être étendue au non-humain, mettant en évidence l’interdépendance de l’homme et de son environnement. Et si l’on reste dans l’orbite de l’influence intellectuelle américaine, pourquoi ne pas revenir à Ralph Waldo Emerson, dont les éditions Rivages publient La confiance en soi, une compilation d’essais où figure son texte magistral sur La Nature ainsi que son pamphlet contre le conformisme qui donne son titre au recueil. À l’époque, le XIXème siècle, c’était le combat d’avant-garde et cette philosophie de l’optimisme était à rebours de l’unanimisme raciste qui faisait office de religion civile. Grand lecteur d’Emerson, comme Obama ou Proust, Nietzsche saluait chez lui « cette gaieté bienveillante et pleine d’esprit qui désarme le sérieux » et il ajoutait : « Il ne se rend pas compte à quel point il est déjà vieux, à quel point il sera encore jeune à l’avenir… »

FranceCulture

Réflexions sur le bonheur et l’esprit – Matthieu Ricard

Le « Bonheur » par FRÉDÉRIC LENOIR

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La psychologie positive, la science du bonheur

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