Par Elena Sender
Le jeu vidéo Fortnite a dépassé le cap d’un milliard de dollars de chiffre d’affaires en juillet 2018 et compte désormais plus de 150 millions d’utilisateurs. La Française Célia Hodent, docteure en psychologie cognitive a collaboré à la conception du jeu, pour le studio américain Epic Games. Après avoir été pendant quatre ans directrice de “l’expérience utilisateur” (en anglais UX) et l’auteure du livre The Gamer’s Brain: How Neuroscience and UX Can Impact Video Game Design (2017, non traduit) elle a aujourd’hui créé sa société de conseil et formation. Rencontre.
S et A : Vous avez quitté Epic Games, l’éditeur du jeu à succès Fortnite. Pourquoi ?
Célia Hodent : J’ai en effet quitté Epic Games fin 2017, lorsque le succès de Fortnite a explosé. J’avais achevé mon travail (améliorer l’expérience utilisateur du joueur, appelée » UX » en anglais) et mon livre venait de sortir, alors c’était le bon moment pour moi de me lancer en freelance, comme consultante UX. J’ai quitté sans regret la Caroline du Nord où j’ai passé plus de quatre ans, pour m’installer en Californie. J’ai apprécié de retrouver ma liberté, de pouvoir à présent parler librement des questions actuelles d’addiction et de régulation.
Qu’est-ce qu’une docteure en psychologue cognitive, qui a fait sa thèse sur le langage des enfants à l’Université Paris Descartes, est venue apporter au monde du jeu vidéo ?
J’apporte mes connaissances sur le comportement du joueur, le fameux UX. Les jeux sont de plus en plus complexes et la compétition de plus en plus intense, car une bonne part des jeux vidéo est “free-to-play”, c’est-à-dire désormais gratuite mais contenant des micro-transactions. Si les joueurs ne comprennent donc pas très vite l’objectif du jeu et son mode d’emploi, ils s’ennuient et ne resteront pas engagés suffisamment longtemps pour acheter quoi que ce soit dans le jeu et ne paieront pas pour poursuivre. Avant, il y avait moins de choix, les jeux étaient tous payants et les acheteurs plus patients pour apprendre le fonctionnement. Aujourd’hui, les joueurs s’attendent à ce que les interfaces soient intuitives et plaisantes, qu’ils comprennent en quelques minutes. L’UX devient primordial. Si jamais l’éditeur du jeu ne réfléchit pas à ce que les joueurs vont ressentir en arrivant dans le jeu, c’est la fin assurée. Beaucoup de studios, gros comme petits, mettent malheureusement la clé sous la porte car leurs jeux ne font pas assez de revenus..
Quels sont les secrets d’un bon UX?
Ne pas saturer l’attention. Par exemple, si au début du jeu on fait passer beaucoup trop de messages simultanés aux joueurs, leur attention sera saturée et ils vont décrocher. Pas question donc, en phase d’apprentissage de poursuivre plusieurs ennemis ou résoudre plusieurs tâches complexes à la fois !
Il faut aussi s’assurer que la perception des joueurs soit celle désirée et focalisée sur l’expérience recherchée. Par exemple, si vous avez conçu un jeu d’horreur, les joueurs doivent avoir ( vite) peur, si c’est un jeu de stratégie, l’aspect tactique doit être présenté rapidement sans que les joueurs soient gênés par d’autres considérations. Un jeu d’action doit focaliser l’attention sur certains éléments (ennemis, terrain, etc.) et libérer l’attention de la gestion de ressources (munitions, vie), sauf si le jeu a également une composante de survie. Il faut veiller à orienter les défis des joueurs sur certains éléments et pas d’autres, pour éviter de diluer l’expérience que l’on souhaite offrir aux joueurs.
Ce sont les clés de la réussite de Fortnite?
Fortnite est un jeu d’action et de construction, en partie gratuit, qui peut se jouer en réseau. Dans le mode joueurs contre joueurs, les joueurs atterrissent sur une base inconnue où ils doivent apprendre à construire des abris, à fabriquer des armes, des pièges à partir de ressources (métaux, briques…) qu’ils doivent gérer. Ils combattent ensuite d’autres joueurs ou équipes. Les trois principaux piliers du jeu sont : la collecte de ressources, la construction, et le combat. Le challenge pour nous était donc de s’assurer que les joueurs comprennent très vite comment construire des choses et qu’ils y prennent plaisir. C’est de la psychologie behavioriste simple : les joueurs expérimentent, ils ont un feedback (retour) positif ou négatif et ils apprennent par association. On essaie de les placer le plus possible dans une situation où ils peuvent apprendre en faisant, par l’expérimentation. Le plaisir du jeu vient de là, de trouver des solutions à des problèmes.
Comment vérifiez-vous que vos hypothèses sont les bonnes?
Chez Epic Games j’ai mis en oeuvre une salle de test, où des joueurs du public viennent éprouver le jeu en développement, et on les observe à travers une glace sans tain. Un système d’eye tracking vérifie ce qu’ils regardent et surtout ne regardent pas. On interrompt régulièrement la partie pour poser des questions selon une grille précise. On demande aux joueurs ce qu’ils ont compris, quelles sont leurs motivations à ce moment-là, où ont-ils été bloqués…etc On observe s’ils arrivent à se forger des objectifs. S’ils n’y arrivent pas c’est qu’il y a un problème.
La démarche des joueurs est donc décortiquée…
Absolument. On place les joueurs dans une situation de problème et on observe comment ils s’en sortent. Par exemple, ils démarrent la partie dans une grotte avec des zombies, pas moyen de sortir, à moins de construire une échappatoire, un escalier. On leur fournit alors des indications. En appuyant sur un des boutons ils voient un » escalier » en train de se construire. Si lors de nos tests on s’aperçoit que ce n’est pas suffisamment clair rapidement, on modifie le jeu.
Pourquoi l’humain aime-t-il tant jouer à ça?
Nous nous appuyons sur la théorie de la motivation intrinsèque, SDT (Self-Determination Theory), qui évolue depuis les années 1970, selon laquelle l’être humain est motivé à faire des activités si cette activité le rend 1/ plus compétent 2/ plus autonome 3/ impliqué dans un relationnel. Des jeux comme Fortnite répondent parfaitement à cette définition. On acquiert des compétences (par l’apprentissage, résolution de problèmes), on exerce son autonomie (on peut s’exprimer, construire ce que l’on veut à notre manière, choisir ses danses préférées pour célébrer la victoire), on s’implique dans le relationnel (en équipe avec les autres)
A tel point que certains joueurs –souvent les plus jeunes– ne peuvent plus s’en passer, deviennent accros… L’OMS a ainsi reconnu comme maladie le » trouble de jeu vidéo «
Le phénomène d’addiction aux jeux vidéo toucherait moins de 1% des joueurs adultes. Certains addictologues pensent que le jeu vidéo serait un univers propice à créer des addictions, d’autres estiment que ce n’est pas le cas ( le pourcentage étant tellement faible par rapport au tabac par exemple), il y a débat. J’ai, pour ma part, tendance à penser que les gens qui basculent dans l’addiction au jeu vidéo ont un problème à la base, c’est le symptôme d’une souffrance, d’une anxiété. Si notre vie nous parait tellement triste, fade, qu’on s’échappe dans le jeu vidéo c’est qu’il y a un soucis plus profond. Tout comme par exemple il existe des personnes addicts au sport, mais on ne considère pas pour autant le sport comme une activité addictive en soit. J’admets cependant qu’il n’y a pas encore assez de garde-fous dans la conception des jeux vidéo destinés aux adolescents et enfants pour en limiter l’usage abusif. Il faut y travailler.
Il n’y a pas de régulation ?
Cela commence. En Belgique, la Commission des jeux de hasard a interdit la présence dans les jeux vidéo de Loot box, des coffres mystères que l’on achète, comme des pochettes surprise virtuelles. Pas mal de jeux vidéo utilisent ce principe pour faire débourser les joueurs. Après cinq mois d’enquête, la Commission les a interdit, les assimilant à des jeux de hasard. C’est salutaire, car les enfants et les adolescents n’ont pas encore assez de self control pour contrôler leurs achats. C’est d’ailleurs pourquoi les casinos et jeux d’argent sont interdits aux mineurs.
Au final, comment faire pour que les plus jeunes profitent de ces jeux sans qu’ils prennent trop de place (de temps) dans leur vie ?
Les parents sont pour l’instant les seuls garde-fous pour empêcher les enfants de jouer au jeu vidéo toute la journée comme ils les empêcheraient de manger des bonbons sans s’arrêter. Pour que cela se passe bien, il faut déjà comprendre la motivation de l’enfant pour ces jeux. Il n’est pas devant un écran passif. L’enfant joue avec ses amis, il travaille des compétences, son autonomie, son relationnel. Les parents devraient jouer un peu avec leurs enfants pour comprendre ce qu’ils font, ce qu’ils créent et les valoriser.
Ensuite, cela peut être bénéfique de passer un contrat avec son enfant, à propos du temps passé à ces jeux. Lorsque l’heure limite approche, évitez autant que possible de lui faire stopper le jeu en pleine partie. S’il est en train de gagner, aborde un moment de grande difficulté ou se coordonne avec ses amis, l’arrêt brutal va être très frustrant.
Enfin, dans la mesure du possible, quand les enfants jouent en réseau, coordonnez-vous avec les autres parents. Afin que tout le monde siffle ensemble la fin de la récré !
L’OMS va reconnaître l’addiction aux jeux vidéo comme une maladie
2 comments on “Jeu vidéo : comment Fortnite séduit le cerveau”
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29 juin 2021 at 06:49Remarkable! Its genuinely amazing article,
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