Par François Simpère
Je devais avoir 8 ans, et quand je n’avais pas été sage, mon père m’enfermait dans le placard à balais, raconte Maryse, 58 ans. Accroupie dans ce sombre réduit, je m’étais aperçue qu’en frottant mes cuisses serrées l’une contre l’autre, j’éprouvais des sensations très agréables. Je jubilais que la punition du placard se soit ainsi transformée en plaisir, comme un pied de nez à l’autorité de mon père, pour qui les femmes n’avaient pas voix au chapitre. Cela dit, j’avais très peur qu’il me découvre. Ç’aurait été l’horreur ! » Cette première association du plaisir et de la honte a-t-elle marqué Maryse ? Durant des années, elle a entretenu avec les hommes des relations où elle ne trouvait son plaisir que dans la soumission et, comme elle dit, « la honte d’être vicieuse ».
Très peu de femmes ont accepté de nous parler de leur pratique solitaire. Certaines en la niant : « Je n’en ai pas besoin, j’ai ce qu’il me faut à la maison ! » D’autres en refusant tout net : « Je raconterais plus facilement comment je fais l’amour que comment je me caresse. » « Leur refus ou leur réticence signifie que le tabou subsiste, estime Serge Tisseron, psychanalyste. Bien sûr, elles ne disent plus que c’est une pratique “honteuse”. La honte est un sentiment si dou-loureux qu’on la dissimule sous des expressions impersonnelles – “C’est la honte”, disent les ados, plutôt que “J’ai honte” – ou on la minore, sous forme de réticence ou de refus de répondre. »
Vingt siècles de culture judéo-chrétienne n’y sont certainement pas étrangers. Au printemps de cette année, le Vatican, comme en écho à une étude d’un prêtre espagnol concluant que rien dans les textes sacrés ne prouvait que la masturbation était immorale, a déclaré que « la masturbation est mauvaise » et a demandé aux catholiques de ne plus se masturber. Si, pour les hommes, le tabou repose sur le « gaspillage » de leur précieuse semence, l’interdit relève davantage, pour les femmes, du refoulement : « Bien que critiquée, la masturbation des hommes est admise en cas d’urgence, de pulsions irrésistibles, explique Serge Tisseron. L’admettre pour les femmes, ce serait accepter qu’elles aussi ont des pulsions sexuelles irrésistibles, ce que les hommes refusent, tout simplement parce qu’ils ne peuvent pas répondre à ces pulsions s’ils ne bandent pas. La peur de ne pas “assurer” face à une femme désirante sous-tend toute la morale sexuelle édictée par les hommes. Imaginer qu’elles peuvent satisfaire sans eux leurs désirs est extrêmement douloureux. D’où le tabou posé sur la masturbation féminine. »
Au XIXe siècle et au début du XXe, le corps médiacl se déchaînait contre cette pratique, responsable, selon lui, de surdité précoce, de vertiges, voire d’arriération mentale chez les hommes, et conduisant à l’hystérie chez les femmes. Une hystérie que l’on soignait par l’emprisonnement avec camisole de force, l’excision chirurgicale, la cautérisation du clitoris au nitrate d’argent, méthode préconisée en 1886 par l’Académie de médecine elle-même. Aujourd’hui, le discours s’est quelque peu adouci, mais la masturbation reste le signe « d’un manque affectif ou, du moins, d’un manque de satisfactions sexuelles plus normales », selon l’avis médical relevé sur le site www.medecine-et-sante.com, avec des contradictions qui illustrent bien l’embarras des médecins : « Le nouveau rapport Hite montre que, pour les femmes, la masturbation est le meilleur moyen d’atteindre l’orgasme, et elle en concernerait 85 %. La pénétration par l’homme, elle, ne marche qu’une fois sur trois… »
85 % de succès contre 33 %, n’est-ce pas suffisant pour la conseiller à toutes les femmes anorgasmiques ? Eh bien non, affirme le même avis médical : « Dans l’immense majorité des cas, la masturbation est normale et sans danger, sans qu’elle soit recommandable, car elle reste un plaisir solitaire et narcissique, piètre et triste substitut à une relation amoureuse sincère.» L’idée que relation amoureuse épanouie et masturbation puissent coexister semble impensable au corps médical. Comme d’ailleurs à beaucoup de femmes… « Mes patientes éprouvent de la gêne à aborder le sujet, confirme Gérard Leleu, médecin généraliste et thérapeute de couple. “Je n’ai pas besoin de ça, docteur, je suis mariée”, disent-elles. Elles ne jurent que par le bonheur à deux, la masturbation devenant une sous-sexualité réservée aux solitaires ou aux veuves. »
Aucune caresse n’est honteuse
Jusqu’à l’âge de 5-6 ans, tous les enfants explorent leur corps de la tête aux orteils, en passant par le sexe, avec le plaisir d’expérimenter toutes sortes de sensations. C’est le moment de leur donner les repères qu’ils intégreront pour la vie : le plaisir est une bonne chose et leur corps est à eux. Ce qui implique de ne pas s’offusquer, de ne pas gronder l’enfant qui se touche, et, surtout, de lui expliquer que personne, ni un adulte ni même un copain ou une copine, n’a le droit de toucher son corps s’il (ou elle) n’en a pas envie. La difficulté est de faire comprendre qu’aucune caresse n’est honteuse, sauf si elle est imposée. Il faut également faire passer le message que la pudeur et l’intimité sont indispensables. Pas question de laisser l’enfant se caresser devant tout le monde, pas plus qu’il n’a à apporter son pot au milieu du salon. « Les adultes ne respectent pas suffisamment l’intimité de l’enfant, s’insurge Frédérique Gruyer, psychosexologue. Ils rentrent dans la salle de bains sans frapper, font des commentaires égrillards sur la poitrine naissante d’une fillette… Ce sont des agressions apparemment anodines, mais tout ce qui est grivois contribue à perpétuer l’idée que la sexualité est “honteuse”. »
Bref, si découvrir son corps en le caressant est un délicieux secret, on ne le partage pas avec n’importe qui, comme le confirment d’ailleurs les hommes : « Je sais que les femmes ont beaucoup de plaisir en se masturbant, mais je ne l’ai jamais vu. Ma copine a toujours refusé de le faire devant moi. » « Jouir, c’est s’abandonner, explique Serge Tisseron. Donner à voir son abandon est une marque de confiance absolue que bien des couples se refusent. Le mythe de l’orgasme simultané des deux partenaires, qui serait le nec plus ultra, permet surtout de ne rien donner à voir, puisque les deux partenaires sont trop concentrés sur leur propre plaisir pour voir celui de l’autre. »
Si l’on en juge par le nombre de films pornos ou de sites Internet dédiés au sexe qui s’ouvrent sur une scène frénétique de masturbation féminine, force est de constater que celle-ci tient une place de choix dans les fantasmes masculins. Les images sont pourtant bien peu conformes à ce qui se passe dans la réalité : « C’est parce que l’on retrouve ici la “mâle peur”, souligne Gérard Leleu. L’homme voudrait s’approprier le plaisir féminin, en être le seul initiateur, tout en ayant l’intuition que ce plaisir est extraordinairement puissant. Dans son imaginaire, la femme ne peut se caresser qu’avec violence, comme si elle était possédée. » Qui ne se souvient de la fameuse scène du film L’Exorciste où la jeune femme possédée par le démon se masturbe avec un crucifix, les yeux exorbités ? « Un fantasme du cinéaste ! rit le révérend père Belot. Après de nombreuses années d’exorcisme, je peux vous affirmer que je n’ai jamais vu une possédée se masturber devant moi. Tant mieux d’ailleurs, cela m’aurait beaucoup gêné. En revanche, qu’une femme se masturbe chez elle, je m’en fiche complètement… Mais je ne reflète certainement pas la position dominante de l’Eglise en vous disant cela. »
Un rendez-vous avec soi-même
Pour aimer, mieux vaut s’aimer soi-même, faute de quoi la relation risque de devenir une dépendance, une quête de réassurance, et non un échange. C’est ce que tente de faire comprendre Gérard Leleu, fort d’une trentaine d’années d’expérience clinique : « Il existe un lien évident entre la méconnaissance des femmes de leur corps et leur incapacité à jouir. Du coup, incapables de guider leur partenaire, elles en attendent passivement tout… et le rendent responsable quand le plaisir n’est pas au rendez-vous. Je leur conseille donc de se caresser seules, pour se découvrir tranquillement, puis de montrer à leur partenaire ce qu’elles aiment, en lui guidant la main. Pour les déculpabiliser, je leur explique que Dieu – ou la nature si elles ne sont pas croyantes – ne crée rien au hasard. Il n’aurait pas fabriqué le clitoris s’il ne souhaitait pas que l’on s’en serve. Je leur explique aussi qu’il est bon qu’elles explorent l’ensemble de leur corps, pour ne pas se limiter à la jouissance clitoridienne faute d’avoir osé se pénétrer avec les doigts. »
La masturbation donne un plaisir vif, rapide, presque à coup sûr. « On peut atteindre l’orgasme en même pas deux minutes, raconte Françoise, 43 ans. Il m’arrive parfois de le faire juste avant de m’endormir, et c’est fou ce que je passe une bonne nuit ! D’autres fois, je l’organise comme un rendez-vous avec moi : répondeur branché, musique sensuelle, livre érotique, rêveries… Je prends mon temps, je laisse le plaisir venir, s’éloigner, revenir, comme des vagues de plus en plus douces et chaudes, jusqu’au moment où tout m’échappe et où je jouis, à la fois tétanisée et tremblante. Quand je reviens à moi, je me sens neuve, détendue… Cela dit, c’est très différent de l’amour avec un partenaire. Ce n’est ni plus fort, ni moins fort, ni mieux, ni moins bien. C’est autre chose, et les deux peuvent – je dirais même doivent – coexister pour que l’on se sente totalement épanouie. »
Parfois, la masturbation permet aussi de mieux vivre les périodes difficiles dans un couple. « J’ai 66 ans, confie Geneviève. Mon mari est un peu plus âgé et a parfois du mal à répondre à mes désirs. Alors, plutôt que de lui en vouloir ou de lui demander de prendre des médicaments, il m’arrive de me caresser en lisant un livre érotique ou devant un film. Ça me rend ma bonne humeur et ça ne fait de mal à personne. Je vous le dis à vous, mais je n’irais pas en parler à mes voisines… » Interviews réalisées par téléphone, demandes d’anonymat… : les quelques femmes qui ont accepté de parler l’ont fait avec beaucoup de pudeur. « Dire : “Je me masturbe, mais je n’ai pas envie de dire comment”, c’est affirmer, avec raison, le besoin d’intimité dans cette rencontre avec soi-même, reconnaît Serge Tisseron. Le secret préserve simplement le mystère. »
La négation du clitoris
La masturbation féminine se conclut majoritairement par une jouissance clitoridienne, sans pénétration vaginale. Pour l’homme, c’est une atteinte à la dignité de son pénétrant phallus. D’où l’idée de s’attaquer au clitoris. En Occident, passée la période barbare des excisions chirurgicales, on pratique une excision mentale. Les livres de sexologie – exceptés ceux écrits par les féministes – décrivent le plaisir clitoridien comme immature lorsqu’il est exclusif, ou comme préliminaire à la pénétration.
Persuadées, nombre de femmes consultent : « Docteur, je suis clitoridienne, est-ce normal ? » Les vibromasseurs adoptent à 90 % la forme d’un pénis géant, comme s’il fallait associer plaisir et membre viril. Dans de nombreux pays, sous l’influence de l’islam et des cultes animistes, les mutilations sexuelles – excision, infibulation – suppriment à jamais le plaisir clitoridien et sont parfois mortelles. Les femmes, conditionnées à croire qu’elles ne sont vraiment femmes qu’une fois excisées, font à leur tour exciser leurs filles. Longtemps, ces pratiques ont été considérées par les Occidentaux comme des « coutumes culturelles » impossibles à contester. Aujourd’hui, les tribunaux français les qualifient d’actes mutilatoires et condamnent à ce titre les coupables.
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