Pouvons-nous aimer deux personnes à la fois ?


Par Hélène Fresnel

Qui ne s’est pas senti un jour divisé entre deux histoires… Est-il possible d’aimer avec la même intensité deux êtres différents ? Cette situation peut-elle s’éterniser ? Des psys expliquent, des hommes et des femmes racontent.

Rien à voir avec une passade, une faiblesse d’un soir dont l’empreinte s’efface aussi facilement que celle d’une main posée sur le sable. « Je rentrais du travail, Joseph était dans ma tête. Je jouais avec ma fille, son timbre de voix résonnait dans mes oreilles. Je préparais le dîner, ses mains se promenaient sur mes épaules. Puis Laurent, mon mari, arrivait. J’étais contente de le retrouver. Parfois, je l’écoutais et… parfois, je ne l’entendais plus. Je ponctuais chacune de ses remarques d’un sourire niais. Mais cette double histoire me dévorait le coeur. »

Il y a quatre ans, Léa, photographe de 42 ans, s’est partagée entre Laurent, le père de sa fille, et Joseph, illustrateur, rencontré dans une soirée. Un adultère banal, comme des milliers d’autres, mais Léa en est convaincue : pendant une année, elle a aimé deux hommes, avant de rompre avec son amant, la mort dans l’âme.

Une brèche s’est ouverte

Pourquoi s’engager ainsi dans cette double vie amoureuse ? Par peur de s’engager. Par désœuvrement – comme Emma Bovary. Par besoin, chez les femmes, de nouer sexe et interdit. Par, chez les hommes, de scinder – d’un côté la « maman », de l’autre la « putain ». Par incapacité à lier tendresse et sensualité – comme le détaille Sigmund Freud dans ses écrits, in La Vie sexuelle de Sigmund Freud (PUF).

Cela dit, dans bien des cas, soutiennent les psychanalystes, nous en arrivons là quand une brèche s’est subrepticement ouverte dans un couple déjà constitué. « L’amour s’use et demande de l’entretien, estime le psychiatre et psychanalyste Didier Lauru, auteur de Père-Fille, une histoire de regard (Albin Michel). Nous en avons moins pris soin, parfois malgré nous. Avec le temps, nous nous sommes écartés l’un de l’autre. Une distance s’installe. Un espace s’ouvre, éventuellement au sentiment amoureux : soit c’est juste un béguin, soit c’est une belle histoire… » Nous pouvons aussi nous mettre à aimer deux personnes parce que la jeune fille ou le jeune homme que nous étions, et qui manquait de confiance en elle ou en lui, a changé. Nous avons grandi, nous nous sommes petit à petit débarrassé des interdits fixés par notre histoire personnelle et familiale.

Comme le rappelle la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle, auteure d’En cas d’amour, psychopathologie de la vie amoureuse (Payot), « nous sommes des êtres multiples, composés de plusieurs couches sensibles. Au fil des ans, nous évoluons. De nouvelles feuilles se déplient, faisant tomber les anciennes. Parfois, nous avons une potentialité en nous que nous n’avons pas pu développer, et nous avons aimé quelqu’un qui exploitait ce que nous étouffions. Si nous nous sommes défait de nos inhibitions, nous avons retrouvé et travaillé cette qualité. Alors nous avons désinvesti le partenaire de ce besoin inassouvi qu’il incarnait. Et nous nous découvrons de nouvelles attentes. C’est souvent à ce moment-là que se produit la rencontre : quelqu’un d’autre va nous regarder au moment où nous nous sommes délivrés ».

Marc, 44 ans, marié, trois enfants, a décidé de changer de vie, après avoir suivi sans broncher la trajectoire tracée par son père : cursus scientifique, grande école, avant de devenir ingénieur dans une grosse entreprise. Après ses études, il a épousé Marie, rencontrée en classe préparatoire. Il y a quelques mois, il a démissionné de son poste. « J’étouffais, j’ai quitté mon travail pour me lancer dans une formation d’ébéniste, et j’y ai croisé Romane. Nous sommes tombés amoureux. Je ne veux pas que ma famille souffre. Je me sens bien, en sécurité avec eux. Marie ne comprend pas pourquoi j’ai démissionné, pourtant, elle fait ce qu’elle peut et essaye de me combler sur tous les plans. Elle y parvenait jusqu’à présent, mais cette histoire avec Romane me chavire. Je pense beaucoup à elle, elle me manque tout le temps. »

Une double scène

Un conjoint rencontré à 19 ans, une petite fille, et vingt ans de vie commune derrière elle, Marion, 39 ans, chirurgienne, a, elle, la sensation qu’un deuxième amour lui est tombé dessus sans qu’elle puisse y faire quoi que ce soit. Elle affirme tenir, tant bien que mal, cette double scène. Si, pour l’instant, la position est supportable, c’est parce que la nature des sentiments qu’elle éprouve pour chacun de ses partenaires est différente. Elle expérimente avec son mari un sentiment profond fondé sur l’altérité : « Nos caractères sont dissemblables, mais j’aime sa manière légère et confiante d’envisager l’existence.»

Alors qu’avec son amant, elle redécouvre la fusion : « Quand il a débarqué dans mon service, j’ai compris ce qu’était le coup de foudre. Nous n’arrivions pas à détacher nos yeux l’un de l’autre. Notre complicité est amoureuse, sexuelle, intellectuelle. Je revis. Je ne sais pas comment tout cela se terminera, mais je n’ai aucune envie de renoncer à lui. » Marion vit deux instants de l’amour : l’enchantement de l’idéalisation et le désir avec l’un ; la plénitude sécurisante d’un lien durable avec l’autre.

Quand nous vivons un coup de foudre, nous surestimons la personne rencontrée, la plaçons sur un piédestal, lui trouvons toutes les qualités dont nous pensons manquer. Elle devient notre double narcissique, celle que nous aimerions être. Mais c’est une projection, une illusion qui tombe progressivement. Petit à petit, la réalité de l’autre surgit. Soit la distance est trop grande avec notre fantasme, et l’histoire s’achève, soit un sentiment raisonnable, mais aussi plus ancré, ce que j’appelle l’amour. »

Deux amours, un seul désir

Quand nous avons l’impression d’aimer deux êtres, nous sommes au fond dans le désir d’un seul. Cela ne nous empêche pas de faire l’amour avec les deux, car une flamme nous ranime, commente Anne Dufourmantelle : « Nous avons la sensation de retrouver notre corps, une réalité de nous-même en tant que personnalité belle, intelligente, intéressante. Nous avons envie de partager cette force. Avec celui qui ne nous “embrase” plus, nous sommes en fait dans l’effet d’amour, un attachement qui peut mobiliser du désir, mais pas de la manière primitive qui nous renverse avec l’autre. »

Pour le psychanalyste Paul-Laurent Assoun, auteur du Couple inconscient, amour freudien et passion postcourtoise (Economica-Anthropos), « lorsque deux personnes sont aimées, en général, l’une est plutôt du côté de la jouissance, donc de la satisfaction ; et l’autre du désir, c’est-à-dire du manque ». Et ce clivage ne concerne pas que les couples installés. Benoît, 28 ans, fleuriste, se souvient avoir hésité entre deux femmes alors qu’il était célibataire : « Je me projette beaucoup dans le désir de l’autre, et je n’arrivais pas à choisir entre Fanny, qui manifestait son besoin d’être avec moi, ce qui me rassurait, et Élise, plus mystérieuse et beaucoup moins claire dans ses intentions. Plus le temps passait, plus je me sentais déchiré, parce que je mettais ma relation avec ces deux femmes sur le même plan. J’ai finalement choisi de m’engager avec Élise, la peur au ventre : avec elle, je me projetais davantage dans l’avenir.» Ils sont toujours ensemble et Benoît ne regrette pas d’avoir arrêté de jouer sur les deux tableaux.

Si la double vie se prolonge, ces deux instants se rejoignent, et la possibilité de vivre pleinement deux histoires s’amenuise. Les thérapeutes pointent les conflits de loyauté, les insatisfactions et les déchirements qui en découlent. « Lorsque l’on aime deux personnes tout en vivant avec l’une d’entre elles, les choses deviennent très compliquées, assure Paul-Laurent Assoun. Quand on rentre à la maison, l’autre est toujours dans notre tête. On jouit davantage, mais, en même temps, cela crée un embouteillage et devient très difficile à gérer dans la réalité. »

Léa se souvient n’avoir pas éprouvé de culpabilité en entamant sa relation extraconjugale. Pourtant, « au bout de quelques mois, la situation était devenue extrêmement douloureuse. Joseph me manquait physiquement. Je maigrissais, me détruisais, me creusais. Je me torturais parce que je ne me voyais pas faire vivre à ma fille une séparation, ce que j’avais moi-même connu adolescente. Je trouvais tout cela d’une violence incroyable. J’ai beaucoup réfléchi. Et nous avons décidé d’arrêter avec Joseph. Pendant un an, j’ai vécu un énorme chagrin. Je considère que je me suis sacrifiée, même si je ne regrette pas mon choix. J’ai reconstruit mon couple, mais charnellement, ce n’est plus ça avec Laurent ».

Besoins ou fantasmes

Selon le psychanalyste Patrick Lambouley : « Nous nous embrouillons quand nous aimons deux personnes à la fois. L’amour n’obéit pas à une logique comptable. Il ne s’agit pas d’aller chercher chez l’un ce que l’autre n’a pas : à ma droite, la satisfaction de mes besoins ; à ma gauche, les fantasmes et l’idéal. L’amour ne consiste pas à remplir des vides en nous. Au contraire, il nous renvoie à nos interrogations personnelles. Il faut le concentrer, pas le diluer. » Et donc choisir.

Qu’est-ce qu’aimer ?

« On aime celui ou celle qui recèle la réponse […] à notre question : “Qui suis-je ?” », a défini le psychanalyste Jacques-Alain Miller (in Psychologies magazine n° 278). L’amour, c’est penser que l’autre va nous apprendre quelque chose sur nous-même, qu’il va nous « révéler ». Les ingrédients nécessaires à la naissance de ce sentiment sont nombreux, d’après la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle : « L’idéalisation, l’attachement, la peur d’être abandonné – moteur très puissant –, un univers commun en dehors des mots, un sentiment de reconnaissance aigu, les modèles parentaux. Et surtout, le désir. » Le sexe n’est certes pas une condition suffisante à l’amour, mais il en est la chair, rappelle le psychanalyste Paul-Laurent Assoun : « Un amour qui ne se satisfait jamais dans le corps à corps se vide de l’intérieur. »

Témoignage : « J’ai fait mes valises… et je suis revenue »

« J’ai rencontré François dans un train. Nous étions côte à côte. Je l’ai tout de suite trouvé beau, bien qu’un peu prétentieux. Nous avons engagé la conversation. La complicité a été immédiate. Nous nous sommes quittés sur le quai. Je ne sais pas comment, mais il s’est procuré mon numéro de portable. Nous nous sommes revus et sommes très vite devenus amants. À l’époque, j’étais malheureuse dans mon couple : je venais d’avoir une petite fille, et Martin, mon compagnon, fuyait.

Il était de moins en moins présent. Je l’aimais encore, même si je lui en voulais. François a pris de plus en plus de place. Il s’intéressait à ma fille, à ma vie. Nous avions les mêmes complexes d’anciens petits provinciaux montés “faire carrière à Paris”, la même distance légèrement cynique sur l’existence. Je le désirais énormément. Notre entente sexuelle me bouleversait. Il vivait aussi en couple, ce qui m’a sans doute permis de tenir, pendant plus de deux ans, les deux histoires d’amour. Seulement, il en a eu assez : il voulait vivre avec moi, que nous soyons tous les deux. J’étais déchirée. Je l’aimais, mais le milieu inculte et friqué dans lequel il évoluait pour ses affaires me révulsait. Et il allait falloir déménager à l’étranger avec ma petite fille. C’était un énorme sacrifice.

Je l’ai fait. Je suis arrivée défaite un matin chez lui. Je lui ai dit que je venais vivre avec lui, mais qu’il faudrait tout de même que je passe deux jours par semaine en France pour mon travail. Au lieu de me serrer dans ses bras, il m’a demandé froidement si je dormirais avec Martin les jours où je serais là-bas. Je suis repartie avec mes valises. Le lendemain, je suis tombée gravement malade. J’ai été hospitalisée en urgence. François est venu me voir, effondré. Trop tard : sa dureté et la souffrance m’avaient cassée en deux. En sortant de l’hôpital, j’ai fait une dépression. Martin m’a recueillie, entourée. Notre famille s’est reconstituée. Parfois, François vient me voir. Nous nous retrouvons, mais ce n’est plus pareil. »

 

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