Où souffre-t-on le plus de la solitude : à Stockholm, Vancouver, Shenzhen ou New York ? C’est le quotidien londonien The Guardian qui pose la question six mois après la nomination au gouvernement britannique de Tracey Crouch au poste inédit de “ministre de la Solitude” – une innovation qui a fait sensation.

“La question est intéressante. Malheureusement, nous ne disposons d’aucune donnée qui permettrait de la traiter sérieusement”, répond John Cacioppo, neuroscientifique de l’université de Chicago et spécialiste reconnu du sentiment de solitude et de ses conséquences sur la santé.

Prudemment, le scientifique – qui conteste l’idée que le sentiment d’isolement soit particulièrement lié à la vie urbaine – refuse d’esquisser le moindre classement. Pourtant, depuis des années, les enquêtes montrent que de plus en plus de d’habitants des grandes métropoles souffrent d’isolement. Et pas seulement les personnes âgés ou les célibataires.

De plus en plus d’expats célibataires

The Guardian dresse un état de la situation alarmant :

En Australie, les citadins déclarent qu’ils ont moins d’amis qu’il y a vingt ans. Aux États-Unis, une personne sur cinq dit n’avoir qu’un seul ami proche. Au Japon, beaucoup d’habitants sont prêts à payer pour avoir des amis. Rien qu’à Tokyo la principale agence de location d’amis a ouvert huit bureaux. A Vancouver, sur 4 000 personnes interrogées, un tiers ont reconnu qu’elles ont du mal à se faire des amis.”

En quelques années, la proportion de personnes qui vivent seules a considérablement augmenté. Aux États-Unis, elles représentent 27 % de la population – et 33 % à New York. En Europe, Stockholm détient le record : 58 % des habitants de la capitale suédoise vivent seuls.

Mais vivre seul n’est pas forcément synonyme de sentiment de solitude, pointent les spécialistes. “L’essentiel n’est pas de savoir si nous vivons seuls, mais si nous nous sentons seuls”, explique le sociologue Eric Klinenberg.

Une “épidémie mondiale”

Isolement des primo-arrivants, perte des repères culturels, surmenage au travail… les expats figurent au premier rang des populations qui souffrent aujourd’hui de la solitude. Aux Émirats arabes unis – 7,8 millions d’expatriés sur 9,2 millions d’habitants –, le problème fait la une des journaux.

“La solitude : une épidémie mondiale”, titre le Khaleej Times. Premier témoignage cité, celui de Nathalie, 38 ans, mère d’une fille de 11 ans. “Ma fille a maintenant un emploi du temps chargé. A l’école, elle a plus d’heures de cours qu’avant et ses soirées sont occupées par ses activités extrascolaires. Elle n’a plus besoin de moi pour l’accompagner aux fêtes d’anniversaire. Je passe de moins en moins de temps avec elle. Mes journées sont vides…”

À l’inverse, les journées de Vikram, 29 ans, sont bien remplies et sa vie sociale apparemment trépidante. Entrepreneur prospère, il est souvent invité. Brunchs, déjeuners, dîners chez des clients ou des amis : son agenda en est rempli. Il fait l’impossible pour honorer la plupart de ses engagements. Pourtant, une fois sur place, il préfère rester dans son coin. “Je ne me sens pas à ma place.”

Le quotidien d’Abou Dhabi The National met en garde ses lecteurs :

Les dernières recherches montrent que la solitude et l’isolement peuvent être aussi dangereux pour la santé que le tabagisme ou l’obésité.”

S’expatrier, “c’est un peu comme entrer à l’université : on se fait très vite des amis, mais il faut du temps pour distinguer ceux qui seront plus que de simples connaissances, ceux à qui on pourra se confier et sur qui on pourra compter”, constate Hannah, une Américaine de 37 ans, directrice du marketing installée à Abou Dhabi.

Réseaux sociaux : des aspects négatifs

C’est quand elle a eu un bébé qu’Hannah s’est soudain sentie très seule. “Je ne me suis jamais sentie aussi loin de mes parents et de mes vieux amis.”Doublement seule, en fait. Sur place, elle n’avait pas eu le temps de se constituer le réseau de soutiens dont elle aurait eu besoin. Et à distance, la communication est vite devenue difficile avec des proches qui ne partageaient pas son expérience quotidienne. “Les conversations où je disais que tout allait bien sont vite devenues la norme.”

Loin d’être une solution, les réseaux sociaux n’ont fait qu’aggraver le problème : Hannah s’est crue obligée d’embellir sa nouvelle vie. “Tenter de sauver les apparences, c’est épuisant. Et savoir que les amis qu’on a laissés au pays, de leur côté, s’amusent bien n’aide pas vraiment.”

Selon le docteur Justin Thomas, de l’université Zayed de Dubaï, les réseaux sociaux n’ont pas que des effets positifs pour les expatriés. “Ils peuvent vite donner l’impression que tout le monde est en quelque sorte mieux loti que vous. Si vous vous sentez un peu seul, ils peuvent aggraver ce sentiment.”

“Ne restez pas rivé à vos écrans !” conseille Gulf News, qui décline une série de recommandations aux expatriés :

Commander à manger et rester collé à votre ordinateur portable toute la soirée, c’est la solution de facilité. Vous vous sentez devenir paresseux une fois que vous êtes chez vous ? Alors ne rentrez pas ! Ne vous cantonnez pas dans votre zone de confort. Sortez avant de vous installer devant un épisode de ‘Friends’ que vous avez déjà vu plusieurs fois. Dubaï est une ville où l’on a le choix entre sortir et faire la fête tous les soirs, rester chez soi à regarder des rediffusions ou bien partager un appartement avec un autre étranger en laissant s’installer dans un silence gêné.”

La qualité plutôt que la quantité

Attention pourtant aux relations superficielles, insiste Justin Thomas dansThe National. Le vieux cliché selon lequel “on peut se sentir seul dans une pièce remplie de gens est littéralement vrai : se sentir isolé au milieu d’une multitude de visages est la pire des solitudes”. “Plutôt que de multiplier les rencontres sans lendemain, concentrez-vous sur des relations substantielles”, conseille-t-il.

Une recommandation qui rejoint le constat d’Eric Klinenberg dans The Guardian :

C’est la qualité et non la quantité des interactions sociales qui offre la meilleure garantie contre le sentiment de solitude.”

Courrier Internationnal