Par Mathieu Blard
Quand Léa raconte son histoire, sa voix se lézarde, elle cherche souvent ses mots. On sent que ce témoignage lui coûte. Il y a cinq ans, après un licenciement, cette mère de deux adolescents qu’elle élève seule trouve un poste d’assistante de direction dans un cabinet d’expertise comptable. L’entreprise est petite et familiale et tourne entièrement autour d’un patron charismatique et paternaliste. Il a près de soixante ans, elle en a quinze de moins et il sait qu’elle a besoin de ce travail. Dès le début, elle se sent mal à l’aise face à cet homme. « Il avait un regard lubrique, libidineux ». Un jour elle se retrouve seule avec lui dans l’entreprise. Il lui demande de lui montrer un projet. Elle lui explique. « D’un seul coup, j’ai vu son regard se transformer. Je faisais face à un loup. Il m’a sauté dessus, a plaqué sa bouche contre la mienne et m’a dit « « Pourquoi vous ne voulez pas vous laisser manger » » ? Elle s’enfuit et se réfugie dans son bureau, tremblante. L’homme demande pardon à travers la porte. Un événement qui marque le début de l’enfer.
Pourquoi Léa s’est-elle retrouvée la cible de cet homme ? Selon Marie Pezé, psychologue spécialisée dans la souffrance au travail, « Les agresseurs choisissent de s’attaquer à certaines femmes, sachant qu’elles ne pourront pas se défendre car elles ont besoin de conserver leur poste ». C’est aussi le cas de Nacima, 36 ans, jeune maman qui élève également seule un petit garçon de cinq ans. Elle a travaillé trois ans durant dans un cabinet d’esthétique de prestige. « Mon patron se vantait de tromper sa femme, il me disait « T’es sexy, t’as des grosses fesses ». Je pensais, « c’est comme ça aujourd’hui, ça va s’arranger ». J’aimais mon métier et je ne pouvais pas le perdre pour mon fils ».
La recherche de la domination
Les victimes sont donc souvent dans une situation de fragilité. « Les hommes qui harcèlent sexuellement des femmes au travail ne cherchent pas l’érotisme, ils cherchent la domination. S’ils n’arrivent pas à leurs fins et sont évincés, ils vont tenter de détruire leurs salariées professionnellement ». Cela se traduit par une attitude à géométrie variable : un jour caressante, le lendemain, tyrannique. Exactement ce qu’a subi Léa. « J’ai vécu des mois d’horreur, de harcèlement moral où il critiquait en permanence mon travail. Mais souvent, sa fureur se déportait sur d’autres salariées. Il soufflait le chaud et le froid. Dès que je n’étais plus dans le viseur, il redevenait dragueur. Si je portais un collier, il me touchait entre les seins en me complimentant. Pour me raccompagner à la porte en fin de réunion, il mettait sa main sur mes fesses. Son regard semblait me dire : « si tu te rebelles, tu sais ce qui t’attend »… ».
Harcèlement sexuel, agressions : des traumatismes
Parmi les signes du harcèlement, la dégradation de l’état de santé est une alerte. « Les effets du harcèlement sexuel et du sexisme en milieu professionnel sont progressifs, explique Marie Pezé. Nous observons des somatisations. Au bout de quelques mois, les femmes présentent souvent des aménorrhées, des métrorragies (pertes de sang d’origine utérine en dehors de la période de menstruations), des kystes et même, -pour 30% de nos patientes-, des cancers du col de l’utérus, des ovaires ou du sein ». Des affections qui touchent directement les organes de la féminité. Léa n’a pas échappé aux effets sur son corps. « Je tombais malade de plus en plus souvent. C’est la médecine du travail qui m’a arrêtée ».
Pour éviter de subir des remarques, voire des agressions, les femmes tentent de masquer leur féminité, s’habillant avec des vêtements amples. Psychologiquement, le harcèlement voire l’agression sexuelle au travail ont des effets similaires au viol. « Demander une fellation, toucher une femme sans son consentement, c’est une effraction psychique très grave. Nous observons des symptômes de stress, certaines personnes entrent en état de sidération. Pour continuer de travailler, elles passent même en état de dissociation post-traumatique, qui les rend spectatrices de leurs actions, qu’elles réalisent en mode automatique. Elles font des cauchemars, ont des flash-back dans la journée, deviennent hypervigilantes et vont jusqu’à l’évitement phobique, c’est-à-dire l’impossibilité de retourner sur le lieu de l’agression », alerte Marie Pezé.
Dans son cabinet, elle a reçu Louise, une jeune commerciale. Cette dernière lui a raconté l’escalade dans le harcèlement. Lors de la fête de l’entreprise, son chef lui a lancé devant tous les collaborateurs : « Si tu es ici, c’est grâce à moi, ça mérite bien une gâterie ». Les remarques se sont poursuivies durant un an. A la même soirée, l’année suivante, il l’a forcée à danser très près de lui. Un autre manager s’est interposé et lui a proposé de la raccompagner à son hôtel. Là, au lieu de la laisser retourner dans sa chambre, il l’a invitée dans la sienne, en lui disant : « Pour progresser, dans cette boîte, il faut coucher ». « Elle était en état dissocié, décrypte Marie Pezé. Elle a passé la nuit avec cet homme. Se sentant extrêmement coupable, elle n’en a pas parlé à son mari mais leurs relations se sont détériorées. Elle allait très mal et a également pris 20 kilos ». Jusqu’au jour où il a décidé de lui parler, lui disant : « Je ne sais pas ce qui s’est passé au travail, mais il faut me le dire, je peux tout entendre ». Elle s’est alors, enfin, sentie libre de parler, première étape pour se reconstruire.
Ne pas rester seule
Ces traumatismes enferment et isolent. C’est pourquoi il est recommandé de ne pas rester seule. Une fois arrêtée par le médecin du travail, Léa est restée prostrée durant deux mois, n’osant pas sortir de chez elle : « J’avais peur de le voir rôder autour de mon domicile ». Mais elle est résiliente, et refuse de se laisser abattre. « J’ai recommencé à mettre le nez dehors, à m’occuper de moi, à me rendre à des expositions… J’ai aussi rencontré une professionnelle, qui m’a aidée à déculpabiliser, à comprendre que j’avais été prise au piège. J’ai également la chance d’être très bien entourée ». Les proches ont un rôle à jouer, et plus spécifiquement les jeunes hommes. « Ces derniers ne sont plus comme leurs aînés, ils sont souvent sensibilisés à ces questions et ne pensent plus que les femmes sont responsables de ce qui leur arrive !, décrypte Marie Pezé. Ils doivent accompagner, soutenir leur conjointe ou leur amie ». Jeanne a 18 ans. C’est son premier poste. Le jour de son arrivée, son patron lui envoie un message sur son téléphone, avec une photo de son sexe en érection, accompagnée d’un message graveleux. Le soir, elle rentre chez elle traumatisée. Immédiatement, son conjoint l’accompagne à la mission locale, qui contacte la DRH de l’entreprise. Cette dernière transmet les messages à l’inspection du travail. La situation n’a alors pas le temps de s’installer.
Se faire aider
Si le mal-être est trop important, des professionnels sont là pour tendre la main aux victimes. « Il faut choisir son psy avec soin, prévient Marie Pezé. Je conseille de se tourner plutôt vers des professionnels formés à la question des rapports sociaux de genre et du sexisme au travail. L’approche que je préconise est celle de la thérapie sociale, car ce sont des traumatismes liés à un fonctionnement systémique, qui ont un retentissement sur la psyché individuelle de la victime. Ceux-ci aident à détricoter les mécanismes qui ont amené la situation de harcèlement ou d’agression sexuelle vécue, et donnent des outils pour réagir à l’avenir dans ce genre de cas ». Le site Souffrance et Travail liste 130 lieux de consultation en France.
Faire valoir ses droits
Pour se reconstruire, demander réparation, c’est déjà reprendre son destin en main. Une étape importante, qui ne peut se faire qu’à hauteur du préjudice subi et en prenant en compte le rapport de force. « Il est important de mobiliser les acteurs de l’entreprise, notamment le médecin du travail, les ressources humaines. Une action en justice ne doit être envisagée que si le dossier est suffisamment complet. Un combat judiciaire inégal peut avoir un effet destructeur. Cela ne doit pas empêcher de demander réparation, par exemple en négociant un départ généreux ». Pour Léa, revoir son ancien employeur fut extrêmement difficile. Il y a quelques semaines, le procès a eu lieu. Le jugement a été reporté. Malgré l’épreuve, elle le dit d’une voix décidée : « J’ai besoin d’obtenir réparation ».
Le travail doit redevenir un lieu d’émancipation
« Au-delà du combat, l’étape la plus importante de la reconstruction, c’est de parvenir à refaire du travail un lieu d’émancipation », déclare Marie Pezé. En reprenant son destin en main, en trouvant une formation en anglais chez Pôle emploi et en décrochant un nouveau poste dans une grande entreprise audiovisuelle, Léa se reconstruit doucement, même si elle le reconnaît, des séquelles perdurent. « J’en rêve la nuit, j’ai des flashs, je le revois, tel un prédateur, rôdant au milieu du couloir des prud’hommes… Et aujourd’hui, je ne porte plus que des vêtements amples. Mais je vais mieux. Retrouver un travail dans lequel je m’épanouis m’a sauvé la vie ! ». Une manière de se réaffirmer, après avoir été bafouée, niée, de reprendre en main son destin, et enfin, de vivre à nouveau.
Quelques chiffres
20% des femmes sont confrontées à une situation de harcèlement sexuel au cours de leur vie professionnelle
Près de 30% des victimes n’en parlent à personne
Seulement 5% des cas sont portés devant la justice
74% des actifs estiment qu’il est difficile d’identifier le harcèlement sexuel
35% des victimes travaillaient dans des environnements professionnels majoritairement composés d’hommes.
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Le Burn out, de Marie Pezé (Edition Pour Les Nuls)
Faire face au harcèlement sexuel au travail
En France, le harcèlement sexuel sur le lieu de travail toucherait 20% des femmes. Que faire lorsque l’on est concernée ? Eléments de réponse avec le docteur en psychologie Marie Pezé et Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail ( AVFT).