L’étoffe de nos rêves


Par Jacques Munier

Rêves et Veilles a Ungersheim (Alsace)

« Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil. » écrivait Shakespeare dans La tempête.

Pour Bernard Lahire, qui publie à La Découverte L’Interprétation sociologique des rêves, nous rejouons en mode nocturne les schémas et déterminismes inconscients qui travaillent notre personnalité et orientent nos comportements. Il s’en explique dans les pages Débats de L’Obs : « Le fil conducteur de ma démarche, c’est la volonté d’enquêter de façon extrêmement fine sur les logiques sociales, sur les déterminations à l’échelle de l’individu. La sociologie, ce n’est pas que des statistiques, elle peut rendre possible une compréhension intime du monde ».

Les neurosciences permettent d’observer que dans la phase du sommeil paradoxal, au moment où surgissent les rêves, alors que notre corps est inerte, le cerveau se réveille et les yeux se mettent en mouvement. Mais, souligne le sociologue, l’imagerie cérébrale est incapable « de dire quelles images nous voyons et pourquoi ce sont ces images-là qui nous viennent », voire même d’établir avec certitude que « nous sommes en train de rêver ou non. Cela laisse un champ immense aux sciences sociales ».

Aux Etats-Unis, des chercheurs en psychologie constituent depuis des années des « banques de rêves » en collectant des récits provenant d’une même personne, ou de groupes comme des classes d’élèves, sur plusieurs années. Mais si « ces recueils ont permis des traitements statistiques mettant en relation les personnages, les émotions ou les situations oniriques avec de grandes caractéristiques sociales telles que le sexe, l’âge, l’époque, plus rarement le milieu social » et « ainsi prouvé les liens entre nos rêves et nos préoccupations quotidiennes, ils n’ont pas apporté de vraies révélations ». Car rien ne remplace le dialogue approfondi avec le rêveur, dans une démarche qualitative. Reste évidemment le modèle d’interprétation de Freud, « le plus accompli »,

selon Bernard Lahire. Mais certaines hypothèses lui semblent sujettes à caution : « l’omniprésence de la sexualité dans l’inconscient, l’idée que nos désirs s’accomplissent de façon déguisée pendant le rêve pour ne pas heurter la censure morale ; or, s’il est un lieu où la censure est abolie, c’est bien celui-là. » Le sociologue reconnaît l’importance du langage, matrice de représentations et d’images, dans le déroulement du rêve. « Freud avait bien compris ce symbolisme », qui s’illustre dans des figures comme la métonymie « ou la métaphore : rêver, par exemple, que l’on est physiquement entravé pour exprimer son sentiment d’impuissance dans une situation ». Il en va de même pour la matière sociale de nos rêves : « La nuit, nous sommes surtout travaillés par ce qui constitue l’essentiel de notre existence : nos relations avec les autres ». Tobie Nathan avait avancé à cet égard une hypothèse, étayée par l’analyse de nombreux récits oniriques, là aussi en situation de dialogue avec les rêveurs : les rêves nous suggéreraient en langage codé la résolution de problèmes posés dans la vie diurne, combinant de manière aléatoire des fragments d’images, des restes visuels, sonores ou même olfactifs, et des pensées pour produire « ces petits films singuliers où nous sommes quelquefois acteurs, toujours spectateurs et jamais réalisateurs. » (Les secrets de vos rêves, Odile Jacob).

L’ethnopsychiatre rappelait leur rôle capital dans certaines cultures, amérindiennes notamment, ajoutant au réel et conditionnant les comportements.

On peut évoquer également l’étonnante initiative de Charlotte Beradt, qui avait entrepris de collecter des rêves en Allemagne à partir de 1933. Rassemblés dans un ouvrage publié chez Payot, Rêver sous le IIIe Reich montre la perméabilité de la vie onirique à la contrainte exercée dans une société où sont abolies les limites entre le public et le privé. L’obsession de la surveillance se traduit notamment par la menace représentée par des objets familiers – poêle, lampe à abat-jour, radiateur ou poste de radio – qui enregistrent non seulement les paroles mais les pensées des rêveurs. Caractéristique est également le rêve dans lequel le sujet s’aperçoit que les murs de son appartement et des appartements voisins ont disparu, symbole de l’effacement des frontières de la vie privée en régime totalitaire. Le sommeil n’est plus lui-même une expérience privée car le rêve répercute et amplifie les émotions subies tout au long de la journée : haut-parleurs, banderoles, images percutantes, prolifération des uniformes.

Dans son Dictionnaire amoureux de la psychanalyse (Plon/Seuil) Elisabeth Roudinesco rappelle que Theodor Adorno avait décidé de noter ses rêves à partir de 1934, l’année de son exil en Europe puis aux Etats-Unis : « J’ai rêvé que je devais être crucifié. Je me rendais dans un bordel américain… Dans une arène avait lieu, sous mon commandement, l’exécution d’un grand nombre de nazis ». Le philosophe a transformé la matière de ses rêves en une série de photomontages dégageant une lourde atmosphère d’inquiétante étrangeté. « Le sommeil de la raison engendre des monstres » titrait Goya l’un de ses tableaux, résumant à merveille l’ambition théorique de l’auteur de La dialectique négative. À l’opposé le rêve peut inspirer le miracle d’une communication à distance, comme dans Peter Ibettson, où deux amants éloignés trouvent le moyen de se retrouver chaque nuit au plus profond de leur sommeil.

Franceculture

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