Je suis célibataire mais tout va bien, merci


Par Sarah Schmidt

Depuis quarante ans, Sarah, journaliste, a le cœur qui bat. Aujourd’hui, elle vit en solo. Mais elle ne se sent pas seule. Ni frustrée. Ni désespérée. Et si le célibat était aussi un choix ?

L’ami qui vous veut du bien vous ouvre grand les portes de sa maison. Les bras aussi, embrassades, effusions – sauf avec sa femme, qui fait un peu la gueule, mais vous avez l’habitude. Il vous offre un café et, comme ce serait dommage de ne pas profiter de ce beau soleil, vous vous installez sous son tilleul. Un peu plus loin, ses trois enfants – deux garçons, une fille – font ce qui ressemble à une partie de foot. Votre ami vous demande de vos nouvelles. Vous lui répondez que ça va, à une rupture près. C’est un peu douloureux, mais vous bossez, sortez et aimez ça. Lueur d’effroi dans les yeux du père de famille. Le temps fera son œuvre, la blessure se refermera, comme les autres avant elle, comme tout le monde avant vous.

Ça, c’est ce que vous auriez aimé entendre de la bouche de votre vieil ami. Sauf que vous avez droit à : « Alors là, je ne me fais aucun souci pour toi ! Tu retrouveras vite un galant. » Silence. Lui s’est remis à touiller. Moi, j’ai failli me brûler. Avec le café. Et le flot verbal qui, tout à coup, s’est arrêté au coin de mes lèvres. Passons sur son « galant » – qui m’a donné comme une envie de l’étouffer avec la crinoline que je n’ai jamais portée… Mais, devant tant de sollicitude, j’étais à deux doigts de lui demander : « Et toi, quand est-ce que tu comptes refaire l’amour à ta femme ? Correctement, je veux dire… » Polie, je n’ai rien dit. Rentrée chez moi, j’étais en furie : en 2016, on a bien le droit d’être célibataire ! À condition de ne pas vouloir le rester.

À la décharge de mon ami infusé au tilleul, sa réaction allergique au célibat est assez répandue : comme un coup de marteau sur le genou, c’est une question de réflexe. La maladie est telle que même mon moteur de recherche en est contaminé : je tape « célibat » sur Internet, j’obtiens « rencontre ». Comme dans « sites de rencontres », dont la foultitude pollue le web. D’un écran à l’autre, c’est contagieux : au bout de ma télécommande, ce soir-là, le « bachelor » – chemisette ouverte sur toison maîtrisée – va faire grimper la température de la ménagère. Parce qu’il ne restera pas seul longtemps et que c’est bien la promesse de l’émission. Parmi la quinzaine de « bachelorettes » (sic) équitablement réparties sur ses genoux ou à son cou, il finira par en choisir une. Ensemble, ils retrouveront enfin le droit chemin de la vie à deux. Clap de fin. Climax du programme, aboutissement d’une vie humaine – version cathodique et télégénique.

Depuis Tournez manège !, la télévision ne s’est intéressée aux célibataires que pour les marier. Le cinéma aussi, malgré toutes les Bridget Jones – 1, 2, et 3. Happy end obligé : le couple est l’avenir de l’homme – et de la femme plus encore. Le célibat, en soi, n’existe pas : il n’est qu’un défaut de couple. D’ailleurs, c’est ce que rappelle le dictionnaire à mon cerveau fatigué : « Est célibataire celui qui est en âge d’être marié ou en couple, mais ne l’est pas. » Ah… Ayant bizarrement l’idée que je suis autre chose qu’un être en creux, j’appelle, dès le lendemain, l’historien Jean Claude Bologne, auteur d’Histoire du célibat et des célibataires (Hachette Littératures, « Pluriel »).

« Pourquoi le célibat n’est vu que comme une zone grise dont il faut vite sortir ? »

À cette question simple, sa réponse est limpide : « Depuis l’Antiquité, le célibataire est celui qui refuse de participer à la vie de la cité et au renouvellement des générations. Les sociétés se sont construites sur le noyau familial. Celui qui ne crée pas sa propre famille reste donc à charge de la sienne et du monde qui l’entoure.

L’homme célibataire est perçu comme un dandy, forcément jouisseur et inconséquent : n’ayant personne pour s’occuper de son foyer, il passe toute sa vie dehors. Les femmes sont encore plus mal vues : censées passer de la tutelle d’un père à celle d’un mari, celles qui en sont émancipées sont donc, évidemment, des femmes de mauvaise vie. Ou, à l’inverse, des religieuses. Dès l’origine, le mot “célibataire” est lié au ciel : l’une des grandes figures du célibat reste donc le prêtre, lié au divin plutôt qu’aux plaisirs terrestres. » Je ne suis ni une nonne, ni un pilier de maison close, ni une vieille fille grisonnante à la charge de mes parents. J’ai des chats, j’avoue. Mais je les avais quand j’étais en couple. Alors ça ne compte pas.

L’évidence m’a sauté aux yeux quelques semaines après le coup du tilleul. Comme ça, au rayon frais. J’avais l’intention de me faire griller un petit filet de dinde… Mais un seul. Pas deux. Impossible : les dindes vivent en couple, même sous vide. Le fait que j’aie eu à me rabattre sur un foie de veau ne motiverait pas une ligne d’encre, sauf à se dire que même les supérettes pensent la vie à deux. J’ai garé mon foie dans mon panier (façon de parler) et j’ai pensé à la psychanalyste Sophie Cadalen, auteure de Tout pour plaire… et toujours célibataire (Albin Michel). Elle m’avait dit un jour : « On se raconte que les années 1970 ont tout bouleversé, on se revendique libre de changer de partenaire quand on veut, de vivre seul ou à deux, mais c’est très théorique. En réalité, on a tous, ancrée en nous, l’idée que chez le célibataire quelque chose ne tourne pas rond. Vite, il faut le faire rentrer dans le rang : celui du couple, qui reste, au fond, la norme. » On n’efface pas des schémas millénaires en un coup de révolution sexuelle. Encore moins au rayon frais.

Pour être tout à fait honnête, les célibataires existent, quelque part dans le merveilleux monde du marketing. « Hédonistes », « ouverts », « curieux », suivant les termes choisis par les sondeurs, ils sont devenus une cible : sans contraintes familiales, ils auraient plus de temps et d’argent à dépenser rien que pour eux – les coquins ! La figure du célibataire-et-heureux-de-l’être a fini par se faire une (petite) place au soleil – entre le curé et la vieille fille. Glanés au hasard de mes recherches sur Internet, ses traits sont même devenus assez précis : « Vous aimez n’avoir de comptes à rendre à personne, dormir en travers du lit et vous lover avec votre chat le soir sur le canapé en mangeant de la crème glacée. Vous adorez partir en vacances seule, rencontrer vos amis quand bon vous semble et rire avec eux de vos petites habitudes de célibataire. »

Euh… Non. Mes chats ne dorment pas avec moi. Je ne m’étale pas en travers du lit non plus – je préfère laisser pendre mon bras vers le sol, chacun son truc. Je ne fréquente pas que des célibataires et, attention, je peux même aimer les enfants de mes amis-couples ! En tout cas, jamais je ne souscrirai à une offre de « voyage pour célibataires », l’étiquette ne garantissant en rien la qualité de mes camarades de jeu. De toute façon, les produits spécifiquement conçus pour eux restent rares : aux côtés des « mamans solos », des « seniors solos », les marques l’ont bien compris, le « city single », urbain et dépensier, reste une niche… dans laquelle je refuse de me coucher.

Je n’ai pas envie d’être définie par ma vie affective. Piégée dans mon statut administratif, rattrapée par mon statut Facebook, j’avoue, j’étouffe : je coche la case « célibataire », certes. Dix-huit millions d’autres font de même (en 2014, la France comptait 36,3 % de femmes célibataires et 43,1 % d’hommes (source : Insee, 2015)). L’administration est ravie – Facebook aussi –, oubliant au passage qu’il y a autant de façons de vivre son célibat que d’être en couple. À quelques escalopes près.

Si j’en crois ma voisine de bureau, je souffre du syndrome de Peter Pan.

Je n’ai pas envie de grandir, j’ai peur de l’engagement, je ne suis pas prête à affronter les responsabilités d’une vie d’adulte. C’était sa conclusion, entre la photocopieuse et la machine à café, quelques minutes après m’avoir posé la question : « Mais au fait, pourquoi tu es célibataire, toi ? » Elle devait trouver étrange que, ne souffrant d’aucune tare apparente, je ne sois pas en couple. Moi, j’avais furieusement envie de lui retourner la question : « Tu es sûre que ça va ? Pas trop dur de trouver quelqu’un chez toi, toujours le même, quand tu rentres le soir ? À l’âge que tu as, tu devrais pouvoir t’assumer, libre, indépendante, non ? Le temps passe vite, tu sais… » Ma collègue ne souffrant d’aucune tare apparente, j’aurais pu trouver étrange qu’elle vive avec le même homme depuis vingt ans. Par habitude ? Incapacité à se débrouiller seule ? Peur du noir ?

Au fond, la question que moi, je me pose régulièrement, c’est plutôt : « Mais pourquoi vit-on en couple ? » Pour le coup, je m’en remets à l’éthologie en général, à Thierry Lodé en particulier, biologiste spécialisé en écologie évolutive, auteur de Pourquoi les animaux trichent et se trompent (Odile Jacob) : « À l’échelle de l’humanité, le couple est une invention récente. Quand l’homme s’est mis à posséder des terres, il a craint pour son héritage : il fallait à tout prix éviter les bâtards… On a donc “inventé” le mariage pour verrouiller la sexualité des femmes. Dans le reste du règne animal, globalement, il n’y a ni célibat ni couple : pendant les périodes de reproduction, les mâles cohabitent avec les femelles et font des petits. Après quoi chacun repart vivre sa vie. » Bingo ! Mon animalité exulterait bien volontiers…

Mais, avant que la machine à fantasmes ne s’emballe, au regard égrillard de mon interlocutrice, la précision semble nécessaire : je ne porte pas de sex-toy en bandoulière. Je n’ai pas pris d’abonnement dans une backroom. Quand je rentre chez moi le soir, il n’est pas toujours tard. Je suis parfois seule, parfois accompagnée. De la même façon que, quand elle retrouve son homme le soir, elle en est parfois heureuse, parfois agacée. Mon célibat comme son couple ont un point commun : ça n’est ni l’enfer ni le paradis. J’aime ma vie aujourd’hui, avec ou sans amants, chats ou pot de glace à vider sur le canapé. Le soir, j’aime bien, tout simplement me retrouver, moi.

Comme le souligne Sophie Cadalen, « le couple n’est pas, en soi, un lieu de partage : il faut, pour cela, une bonne relation de couple… Surtout, c’est un alibi très pratique : toutes nos difficultés viendraient de l’autre, à lui de compenser tous nos manques. Le couple étant la norme, il est un non-choix. Tout du moins, une solution de facilité qui évite de se confronter à soi. Qui je suis, moi, en tant qu’individu ? Le célibataire, au moins, se pose la question. Du même coup, c’est “l’obligation” du couple qu’il interroge, et c’est sans doute pour ça qu’il dérange toujours aujourd’hui ». Pas tout à fait convaincue, la voisine de bureau… OK, le mot « seule » ne me correspond pas vraiment. OK, la relation à l’autre peut être autre chose que le partage des factures. Mais tout de même… Elle se lance, triomphante : « Toi, tu ne construis rien ! » Si, je me construis, moi.

La vie est bien faite, je suis née en 1976. Le divorce était autorisé, le mariage n’était plus sacré. Les femmes avaient accès à leur compte en banque, gagné le droit de disposer de leur corps. La famille bouge, le couple est en plein tumulte. À terme, l’image du célibat, forcément, changera. D’ici là, je serai peut-être de nouveau en couple… ou pas. Je ne sais pas. Je préfère ne pas savoir. Cette liberté à laquelle je tiens est celle d’une époque, la nôtre, où on n’est plus mariées ou célibataires à vie. Seules, ou à deux, peu importe : tant que ça reste un choix, tant qu’on reste en mouvement.

Psychologies

Vous avez un Avis à donner ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Pour information

Les articles qui sont présentés sur le site sont une sorte de bibliothèque de sujets que j’affectionne particulièrement et qui sont traités dans différents média et mis à votre disposition. Cela pourrait s’appeler « Revue de Presse », mais c’est plus que cela, vous trouverez également des contenus bruts (Vidéo, recherches scientifiques, émissions de radio, …).

Je ne suis pas l’auteur de ces articles, en revanche, les auteurs, les sources sont cités et les liens sont actifs quand il y en a pour que vous puissiez parfaire votre information et respecter les droits d’auteurs.

Vous pouvez utiliser le moteur de recherche qui se situe en dessous et utiliser des mots clés comme alcool, dépression, burn out, … en fonction de votre recherche. Ainsi vous trouverez différentes publications, « articles » qui ont attiré mon attention.

Très bonne lecture.